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L'interview

Quatre questions à Marie-Hélène Doguet-Dziomba.

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  1. A quoi répond, selon vous, la demande voire l’exigence de diagnostic en psychiatrie ? Que pourriez-vous dire de ce qui demande à être nommé ?

 

Votre question mérite d’être dédoublée voire fragmentée et sériée. En effet, qui demande dans cette affaire de diagnostic ? Postulons que la demande de diagnostic est fondamentalement une exigence de maître – mais, qu’il s’agisse du rapport au « maître-mot » d’un patient ou qu’il s’agisse de la demande directe d’une instance incarnant le maître fait une différence à souligner. Que le maître contemporain se mêle du diagnostic psychiatrique me paraît un fait patent à enregistrer dans sa nouveauté. Il s’en mêle et s’emmêle, si bien qu’il rêve sans doute d’en déposséder les praticiens de la psychiatrie sur lesquels pèse avec une insistance croissante le soupçon d’une hétérogénéité et d’une plurivocité toujours plus dénoncées. On trouve un indice de ce rêve d’univocité dans la volonté d’installer le praticien en position « d’expert », prescripteur de bilans multiples supposés assoir un diagnostic scientifique, à quoi répondraient des « recommandations de bonne pratique », à faire appliquer par d’autres… s’ils existaient ! Autrement dit, le diagnostic rêvé par le maître est ici déconnecté de la pratique, on pourrait même dire qu’il y a un non-rapport entre la pratique et « l’expert » lui aussi rêvé.

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Si la pratique en psychiatrie ne peut être « nettoyée » de l’exigence de diagnostic, son point de départ n’est pas de même nature. La pratique part nécessairement de la rencontre avec la souffrance insupportable d’un patient, elle met en jeu un engagement du praticien, un accueil impensable sans la fonction de la parole. Il ne saurait y avoir de diagnostic sans paroles, de même qu’il ne saurait y avoir de symptôme à traiter sans la constitution d’un « lieu » qui permette un effet de retour des paroles du patient. Ce n’est pas une mince affaire pour le praticien que de constituer ce lieu vide qui lui permette de suivre ce que le patient a à dire, ce qu’il sait, et qu’en retour celui-ci puisse en recevoir son propre message. On ne saurait déconnecter la question diagnostique du propre message du patient.

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Y aurait-il de la part des patients une demande voire une exigence croissante de diagnostic en psychiatrie ? Certains ne s’en soucient nullement ; d’autres viennent avec une inquiétude quant au « diagnostic » qu’un autre, médical ou non, aurait proféré sur leur façon de faire, leur style de vie, ce qui se répète dans leurs conduites ou ce qui au contraire n’advient pas, avorte ou s’éteint ; d’autres encore s’appuient, non sans ironie ou usage poétique, sur un « diagnostic » grâce auquel ils reconnaissent une part d’eux même marquée d’étrangeté qui échappe à toute maîtrise, avec le poids d’une angoisse virant à la panique qui peut se trouver allégée par cet épinglage, toujours précaire. Le praticien peut prendre de la graine d’un tel usage du « signifiant-maître », il pourrait ainsi ménager une part surréaliste dans son diagnostic à deux. Le « bon » diagnostic pour un patient devrait toujours répercuter quelque chose comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie !

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   2. Quelle place prend dans votre clinique la dimension du diagnostic ?

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Comme je l’indiquais, la pratique d’orientation lacanienne ne saurait se dédouaner de la dimension diagnostique. A condition de préciser qu’elle la subvertit profondément en transformant le propre message du patient en « autodiagnostic » ! Ici, il ne s’agit pas d’un diagnostic extérieur à la parole elle-même, il s’agit au contraire d’une « sécrétion » de cette parole. Finalement sur quoi porte fondamentalement le « diagnostic » si ce n’est sur les noces dysharmonieuses entre la parole et la jouissance troublée d’un corps ? Le « diagnostic » n’est pas ici déconnecté du traitement à soutenir activement de ce qui fait « disruption » dans le corps ou la pensée. D’une certaine façon, le diagnostic porte sur ce qu’il y a « d’auto » dans la parole d’un patient – ce qui ne cesse de se répéter, en boucle, sous une modalité énigmatique, insensée, excédant toute explication, rompant la continuité d’un vécu, brisant la chaîne des mots, submergeant d’angoisse ou pétrifiant de sidération, agitant le corps ou au contraire l’inhibant, le mortifiant dans une immobilité qui le dénoue du corps des autres. Il s’agit dans chaque cas d’aider à cerner ces disruptions, à discerner leurs contextes, à introduire des différences, à leur donner une forme, un contour, un dessin, un mouvement – tout ce qui peut venir border ce qui n’a ni lieu ni bord. Autrement dit le « diagnostic » devient ici une invention, sous transfert, pour traiter ce qu’il y a de fondamentalement « auto » au cœur du symptôme d’un patient.

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   3. Dans la démarche diagnostique, quelle place pour la singularité du patient ?

 

Votre question me semble soulever le problème complexe de la nomination qui, bien sûr, est à soupeser pour chaque patient. Comment s’engendre un nom ? Sur quelle « référence » tient-il ou pas ? Comment se noue-t-il ou pas au réel propre au symptôme de chaque patient ? Pour « l’expert » rêvé, la chose est tranchée – il n’y a pas de nomination pensable puisque la parole a pour fonction de communiquer des informations ou d’aider à traiter des informations. Le tourment du praticien concernant le nouage de la parole et du réel est ici évacué avec l’eau du bain. Car il ne saurait y avoir de nomination anonyme, le désir du praticien qui veut faire exister un nom est toujours dans le coup. Dès lors qu’on nomme un fait, « il y a des choses dont on suppose qu’elles ne sont pas sans fondement dans le réel » [1], le nom vient s’ajouter au réel [2].

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Par exemple, nommer l’angoisse dans l’après-coup d’une attaque de panique relève de l’urgence, c’est une balise jetée dans la tempête agitant le corps parlant du patient. Bien des noms ajoutés au réel en jeu sont de ce registre. Il y a aussi le repérage de quelque chose qui semble toujours prêt à se détacher dans le rapport qu’un patient entretient avec l’image de son corps, quelque chose ne « se sent » pas ou plus dans le corps, une « anesthésie affective », un affect perdu, désarrimé de l’image et de l’éprouvé du corps propre. La nomination a un rapport étroit avec l’urgence du vivant.

 

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   4. Quelques-uns des nouveaux diagnostics en psychiatrie sont très demandés, les anciens diagnostics étaient redoutés, que s’est-il passé ?

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Votre question est plaisamment posée ! Il y a en quelque sorte le Dieu du Nouveau et celui de l’Ancien ! Comment lire le nouveau ? Bien des nouveaux diagnostics sont en fait anciens, mais ils sont « repositionnés », virevoltant hors les murs de la psychiatrie… s’il en reste ! Entre les murs et ce qu’il en reste, le maître d’aujourd’hui et le marché qu’il sert, sont passés par là, s’emparant des diagnostics avec leurs promesses de plus-value. Ils sont devenus de nouveaux objets qui courent le monde, à travers les journaux, les magazines, les blogs et les réseaux sociaux. Ce sont aussi des signifiants passés dans le discours commun ; mais le plus intéressant, relève de l’usage singulier que chacun peut en faire. Ils n’ont pas les mêmes signifiés que les anciens, on pourrait même dire qu’ils sont un témoignage vivant du non-rapport entre le signifiant et le signifié. D’improbables communautés virtuelles se constituent autour d’eux. Sans doute peuvent-ils prendre pour certains la consistance d’un nom, ajouté à l’embrouillé d’un malaise, à l’étrangeté de symptômes, à l’illisible d’un éprouvé corporel. Ce n’est pas leurs valeurs de vérité ni même de savoir, qui emportent le morceau ; ils permettent un accrochage à cet éprouvé énigmatique, quelque chose devient sensible, et le futur patient pourra pousser une porte pour rencontrer un praticien. Le nouveau a ici une vertu déstigmatisante, pourvu qu’il puisse trouver une suite digne de ce nom.

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[1] Miller, J. – A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, n°61, novembre 2005, p. 149.

[2] Voir notamment Lacan, J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 15 avril 1975 Ornicar ?, n°5, janvier 1976, p. 54.

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