MANIFESTE POUR UN DIAGNOSTIC ARTISANAL !
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DANIELE OLIVE
Des courants contraires agitent la psychiatrie. Deux auteurs, psychiatres tous deux, nous alertent sur les enjeux des politiques sanitaires en cours.
Anne Delègue [1], dans un article incisif et très documenté, « Les « troubles neurodéveloppementaux » : analyse critique », met en question la validité de ce concept et les modifications préoccupantes qui sont introduites en son nom dans le champ de la pédopsychiatrie avec la mise en place des plateformes d’orientation et de coordination (POC) [2]. Le site handicap.gouv le précise ainsi : « Le neurodéveloppement recouvre l’ensemble des mécanismes qui, dès le plus jeune âge, et même avant la naissance, structurent la mise en place des réseaux du cerveau impliqués dans la motricité, la vision, l’audition, le langage ou les interactions sociales. Quand le fonctionnement d’un ou plusieurs de ces réseaux est altéré, certains troubles peuvent apparaître : troubles du langage, troubles des apprentissages, difficultés à communiquer ou à interagir avec l’entourage ». [3]
Pseudo-évidences, nous dit Anne Delègue car « on sait en effet parfaitement que tout fonctionnement psychique, cognitif et/ou développemental se trouve sous-tendu par une organisation cérébrale actuelle (…) qui reflète l’état du développement en cours et (…) à ce compte tous les troubles de l’enfance pourraient appartenir à cette rubrique. L’emploi des mots n’est pas anodin et répond à certaines raisons ; il crée aussi la néo-réalité qui prévaudra. » [4]
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Elle cible l’aspect performatif de cet acronyme. « La compréhension des familles, comme des professionnels, s’effectue au sens littéral : le mot instaure la chose et crée la croyance. Les enfants se trouvent affublés de « troubles » qui ne sont pas seulement une description des symptômes qu’ils présentent, mais les marquent d’un problème semblant leur devenir intrinsèque et les définissant en quelque sorte. Le terme « trouble neurodéveloppemental » nous paraît ainsi problématique en ce qu’il inscrit « dans les neurones », donc dans l’organisation et l’être même de l’enfant les symptômes qu’il présente, donc ses « troubles ». On en pressent les conséquences possiblement néfastes sur le plan de la construction identitaire et narcissique des enfants ainsi « diagnostiqués » » [5].
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La rubrique TND, incluant un volet « les autres troubles neurodéveloppementaux, spécifiés et non spécifiés », promet d’être un grand fourre-tout et de recouvrir une grande partie de la pédopsychiatrie. Les tutelles s’emparent de cette catégorie pour organiser une filière « spécifique » de prise en charge, réduite à ses dimensions neurologique, éducative, rééducative et médicale au détriment d’une politique de soin prenant en charge l’enfant dans sa globalité. Le passage par les POC pourrait concerner au moins 5% des enfants par classe d’âge.
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Emmanuel Venet [6] met, lui, en lumière les attaques adressées à une psychiatrie du sujet au profit d’une autre économie de la santé mentale conçue sur un mode industriel. Le projet de la fondation FondaMental reposant massivement sur le monde numérique et les nouvelles technologies de communication illustre cette alternative. FondaMental propose « une nouvelle conception, biologique, génétique et informationnelle, de la vie mentale et de ses troubles (…). Le citoyen n’est plus considéré comme un sujet dont il importe de respecter la liberté et l’intimité, mais comme un individu connecté appelé à fournir les données qui feront de lui la cible des interventions pilotées par l’intelligence artificielle qu’il aura contribué à nourrir. » [7] L’intérêt pour le sujet disparaît, la focale se règle sur une psychiatrie du risque visant à prévenir tel ou tel comportement : suicide, rupture thérapeutique, violence.
Disparition des institutions, renvoi de chaque malade à sa responsabilité individuelle et à son autonomie, remplacement de la guidance humaine par le pilotage numérique sont au programme. C’est ce que réalise en germe les centres experts, collecteurs de données, et activement promus par FondaMental sur le modèle de la médecine somatique. Le tronçonnage de l’acte de soin, séparant le rôle du diagnosticien et du thérapeute revient à confier un temps fort du soin à un praticien qui n’aura pas à en répondre, là où les patients attendent des soignants qu’ils s’engagent vis-à-vis d’eux.
Si vie psychique et fonctionnement cérébral sont intimement liés, « ils sont aussi hétérogènes que la musique et l’instrument qui permet de la jouer. Il n’y a pas de nocturne de Chopin sans piano, mais on ne trouvera jamais de nocturne de Chopin dans un piano. » [8]
À la néopsychiatrie et son prêt-à-soigner algorithmique bon marché et normalisateur, Emmanuel Venet oppose son « Manifeste pour une psychiatrie artisanale » [9]. Revigorant !
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[1] Delègue, A., « Les « troubles neurodéveloppementaux » : analyse critique », disponible sur internet : http://www.api.asso.fr/wp-content/uploads/2019/10/26.10.2019.-Article-sur-les-TND-finalisébis.pdf
[2] cf. Rossignol numéro 4, Mailhes, A.-S., « Et POC ! Quelle époque ! », disponible sur le blog de la Journée : https://diagnosticsnominat.wixsite.com/accueil/a-s-mailhes-et-poc
[4] Delègue, A., « Les « troubles neurodéveloppementaux » : analyse critique », op.cit.
[5] Ibid.
[6] Venet, E., « L’abandon de la psychiatrie publique est le fruit d’une volonté plutôt que d’une impuissance politique », disponible sur internet : https://diacritik.com/2020/08/26/emmanuel-venet-labandon-de-la-psychiatrie-publique-est-le-fruit-dune-volonte-plutot-que-dune-impuissance-politique/
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Venet, E., « Manifeste pour une psychiatrie artisanale », Verdier, Lagrasse, Mai 2020.
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