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Situation de la psychose ordinaire

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par Jean-claude maleval

Les sujets psychotiques qui viennent aujourd’hui rencontrer un psychanalyste présentent le plus souvent une phénoménologie psychotique discrète – les manifestations d’un grand délire étant devenues rares. Pour dénommer ce champ clinique, la psychiatrie a utilisé de nombreux termes dont la multiplicité et le chevauchement dénotent l’imprécision : schizophrénie simple, latente, larvée, pseudo-névrotique, frustre, schizoïdie, schizonévrose, psychose incipiens, marginale, légère, etc. Des psychanalystes s’y sont essayés aussi avec des catégories non moins vagues telles que borderlines ou psychoses blanches, voire froides.

 

L’extrême diversité clinique de la psychose ordinaire fait éclater tous les cadres descriptifs qui chercheraient à la saisir. Elle ne saurait trouver place dans un Traité de psychiatrie. De surcroît c’est une notion difficile à cerner. Le terme, selon Jacques-Alain Miller, qui l’a introduit en 1998, ne possède pas de « définition rigide » [1]. Pourtant elle nous dote d’un repère précieux : elle permet de distinguer un mode de fonctionnement subjectif qui ne se confond ni avec la névrose, ni avec l’autisme. Elle constitue un outil clinique majeur pour penser la direction de la cure : orienter celle-ci vers une épuration du sens du symptôme névrotique diffère d’un travail visant à construire une suppléance ou à faire tenir une identification, et n’a rien en commun avec l’accompagnement de l’appareillage autistique de la jouissance par le bord. Faute d’une prise en compte de ces distinctions, nombre de cures tournent court ou s’enlisent dans des impasses.

 

Il est un autre type clinique fréquemment préféré à celui de psychose ordinaire : l’état-limite ou borderline. Il constitue certes un syndrome objectivable, mais pour qui se réfère aux structures subjectives dégagées par l’orientation psychanalytique lacanienne, il apparaît comme un syndrome fourre-tout, incluant aussi bien des psychoses ordinaires que certaines formes de névroses. Il prend sa source dans une « inanalysabilité » générée par une conduite de la cure qui minimise l’importance du fantasme et du transfert, en sommant l’analysant de forger une alliance thérapeutique censée s’appuyer sur une sphère du moi libre de conflits.

 

Cependant, certains psychanalystes se méfient du diagnostic de psychose ordinaire, comme de tout autre, le considérant comme réducteur de la singularité de l’analysant, de sorte qu’ils prônent une attitude anti-nosologique. Un tel positionnement implique une conduite de la cure à tout faire, qui n’est pas sans danger.

On l’oublie volontiers aujourd’hui, mais Freud et Lacan avaient constaté à plusieurs reprises que chez certains sujets, la cure analytique classique pouvait soit déclencher une psychose clinique, soit susciter des passages à l’acte. Freud ne cache pas que la première patiente psychotique traitée par la méthode analytique s’en est mal portée. « Son état empira, écrit-il, au point que le traitement dut être interrompu », et qu’une hospitalisation s’ensuivit [2]. « On ne se poserait pas la question des contre-indications de l’analyse, affirme Lacan en 1956, si nous n’avions pas tous en mémoire tel cas de notre pratique, ou de la pratique de nos collègues, où une belle et bonne psychose – psychose hallucinatoire, je ne parle pas d’une schizophrénie précipitée – est déclenchée lors des premières séances d’analyse un peu chaudes, à partir de quoi le bel analyste devient rapidement un émetteur qui fait entendre toute la journée à l’analysé ce qu’il doit faire et ne pas faire » [3]. Dès lors, il conclut sa « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » en notant qu’user de la technique analytique classique, « hors de l’expérience à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable » [4].

 

Le repérage de la structure appartient aux préliminaires de la cure analytique, il est essentiel à la conduite de celle-ci, et c’est pour ça, indique J.-A. Miller, qu’ « il faut plutôt arriver à le faire rapidement ». Certes, ajoute-t-il, le diagnostic range en catégories, mais quand le discours analytique est installé, « le sujet est incomparable » [5]. La structure subjective relève d’une clinique sous transfert, elle inclut la place de l’Autre, puisqu’elle se détermine de la manière de se protéger de son désir. L’identification de cette structure n’étouffe pas la singularité du sujet : elle la situe dans un champ très large, compatible avec une infinie diversité des éléments qui le composent.

 

Les sujets pour lesquels la fonction du Nom-du-Père est forclose ne trouvent plus à se régler sur un idéal dominant pouvant constituer un point de capiton, il leur faut désormais recourir aux formes modernes du lien social éclaté. Ils cherchent appui, soit dans ce qui subsiste des liens sociaux universalisants, soit en des groupes proposant de nouvelles normes de jouissance. Cependant, dès lors que les normes se diversifient, les classes diagnostiques se brouillent. La psychiatrie contemporaine semble considérer que les notions de personnalité borderline, schizotypique, schizoïde ou antisociale ne suffisent plus à cerner la diversité clinique de la psychose prodromique. Le dsm-5 propose par conséquent en 2013 l’introduction d’une nouvelle entité : la « psychose atténuée » [6]. Elle se caractérise par la présence d’au moins l’un des trois symptômes suivants : délire, hallucination ou désorganisation du discours, sous une forme atténuée et sans altération importante de la capacité à discerner la réalité. Ces symptômes doivent avoir débuté ou s’être aggravés l’année précédente et avoir été présents le mois passé pendant au moins une semaine d’affilée. La capacité du sujet à s’en plaindre ou à demander une prise en charge clinique témoignerait d’une préservation de l’insight [7] constituant un facteur important de différenciation avec la psychose franche. L’introduction de ce nouveau syndrome avait pour principal enjeu de dépister des individus à haut risque de développer une schizophrénie dont ils présenteraient déjà une forme prodromique. Toutes les études montrent que les attentes sont à cet égard déçues : une très large proportion des individus ciblés ne deviennent pas schizophrènes dans les années qui suivent [8]. Du fait de ce taux médiocre de « conversion » vers la psychose franche, la « psychose atténuée » a été placée dans une annexe du dsm-5 intitulée « Pathologies nécessitant des études complémentaires ». Selon beaucoup de psychiatres, la conception même de cette nouvelle catégorie porte en germe le risque de générer de nombreux faux positifs et donc celui d’une exposition des individus à des traitements préventifs non justifiés, en sus d’une stigmatisation liée à une suspicion de maladie mentale grave. Même dans les marges du dsm-5, son introduction peut faire redouter qu’elle produise un effet néfaste de nomination.

 

La psychose ordinaire n’est pas une psychose atténuée : elle ne désigne pas les prodromes d’une maladie, mais un mode de fonctionnement subjectif spécifique. Celui-ci possède des ressources qui peuvent générer diverses formes de stabilisation : des étayages les plus frustres aux suppléances les plus solides. La psychose ordinaire laisse ainsi d’autres espoirs qu’une chimiothérapie préventive à vie. Elle est compatible avec des solutions qui s’avèrent viables durant toute une existence.

 

 

[1] Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto. Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles, n° 94-95, janvier 2009, p. 41.

[2] Freud S., « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 77.

[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 285.

[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.

[5] Miller J-A., « Neuro-, le nouveau réel », La cause du désir, n° 98, mars 2018, p. 114.

[6] American Psychiatric Association, Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux. 5ème édition [2013] Paris, Masson, 2015, p. 919.

[7] L’insight désigne la capacité d’un sujet à se saisir d’éléments méconnus de sa dynamique psychique.

[8] Evrard R. & Rabeyron T., « Risquer la psychose : objections faites au "syndrome de psychose atténuée " », PSN. Psychiatrie, Sciences Humaines, Neurosciences. Paris. Éditions Matériologiques, Nouvelle série, vol 10, n°2, décembre 2012, p. 54-55. Disponible sur internet.

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