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Une partie de l’enseignement est répétition. Il ne faut ni écarter ni déprécier cette partie de l’enseignement : répéter ce qui a déjà été dit, ce qui a été accumulé par ceux qui vinrent avant nous. Établir des bibliographies est important, nous le savons. C’est aujourd’hui devenu très facile grâce à l’informatique. Il y a par exemple une disquette – que j’ai trouvée au congrès de l’IPA – comprenant toute la littérature psychanalytique nord-américaine ; elle contient tous les numéros de l’International Journal of Psychoanalysis de l’American Psychoanalytical Association. Il faudrait une pièce entière pour ranger ces volumes, qui tiennent en une seule disquette. De plus, avec cette disquette, ou sur tel site Internet, on peut faire une recherche à partir d’un terme, d’un concept analytique, et on reçoit en sept secondes la liste entière des références nécessaires. Autrement dit, le travail pratique de compilation bibliographique sera de plus en plus facile, mais aussi de moins en moins spécifique.

Cependant, cet aspect de l’enseignement (les références, l’accumulation, l’érudition) est à prendre en considération là où il s’agit d’être complet, bien informé. Nous n’écartons pas non plus le rôle de la sélection dans ce qu’il y a à répéter. Mais il y a un autre versant, parce qu’avec la seule répétition, nous ne pouvons soutenir aucun enseignement. Cet autre versant est ce que nous appelons investigation – selon ce qui figure sur la couverture du cahier de l’Institut – laquelle signifie recherche, attente du nouveau. Pour considérer quelque chose comme nouveau, en effet, il faut connaître ce qui s’est accumulé auparavant. Il y a une dialectique entre ces deux versants. Attente du nouveau, bonne rencontre, trouvaille, obéissent à un autre régime que celui de la répétition enseignante. Nous nous situons là sur le versant de la contingence, nous nous tenons dans l’insécurité (la répétition, c’est bien sûr la sécurité). On pourrait cependant se ménager des lieux, comme il se fait dans les sciences dures, des lieux où l’on pourrait susciter des rencontres, des lieux où croiser les idées et les personnes, ce qui permettrait au hasard de se manifester. Tout cela est aussi important que ce qui relève du savoir systématique.

Comme j’ai choisi ce soir de me consacrer à ce versant, je laisserai de côté le versant du savoir systématique, fondamental, qui soutient l’activité, mais qui ne nous intéresse que dans la mesure où il donne lieu au non systématique, au singulier. Alors, je vais évoquer une singularité, la recherche que Lacan a menée sous la forme du séminaire, qui était son appareil à enseigner. Il n’en a pas connu d’autre avant qu’il ait son École, mais il ne l’a jamais écarté comme appareil. Ensuite, je ferai quelques réflexions sur le singulier comme tel. D’ailleurs, pour rester dans cette veine je donnerai à l’exposé de ce soir un titre borgésien : « Le rossignol de Lacan ». (J’évoquerai un texte de Borges, « Le rossignol de Keats », sur le poète John Keats.)

En réalité, Lacan a eu un seul appareil à enseigner, son séminaire. L’existence durant trente ans du séminaire de Lacan, a contribué assurément à fixer, au moins en langue française, le sens de ce mot. En latin classique, un séminaire était exactement un jardin potager ; séminaire vient de semen. Le sens moderne du mot séminaire est attesté depuis la Contre-Réforme, à savoir : « institution où les jeunes se préparent à recevoir les ordres religieux ». Le séminaire au sens moderne est une création de la Contre-Réforme, du concile de Trente, lorsque l’Église catholique cherchait à se donner les moyens de reconquérir la chrétienté. Par extension, et à partir de ce sens d’origine, ou en tout cas moderne, il prit le sens général de « lieu où on dispense une formation aux jeunes gens ». C’est ce sens que j’ai trouvé dans le dictionnaire de la langue française, qui s’arrête sur ce point. Mais nous pouvons continuer un peu l’histoire du mot « séminaire » au sens moderne.

À l’université, un séminaire se distingue d’un cours magistral en tant que c’est un lieu d’étude où les élèves présentent des travaux et le maître, le professeur, les oriente, les corrige et discute publiquement avec eux. Ce que nous nommons séminaire dans le milieu universitaire, ce sont donc des travaux dirigés, mais d’un ordre supérieur. Cette forme d’enseignement vient d’Allemagne. Selon ce que je crois avoir lu dans les mémoires d’un historien, elle s’introduisit en français après la guerre de 1870. La France perdit contre l’Allemagne, elle s’empressa de lui voler ses idées pour renforcer sa structure, et les méthodes allemandes s’imposèrent dans bien des secteurs de l’enseignement. Ernest Renan le conseillait à la France : se mettre à l’école des Allemands, ce qui perdura longtemps dans différents champs intellectuels.

Considérons à présent le séminaire comme forme propre d’enseignement. On ne peut pas dire que les interventions des élèves tiennent une grande place dans le séminaire de Lacan. Bien au contraire, elles se présentent de façon plutôt résiduelle. Bien que Lacan tente régulièrement d’inciter à poser des questions ou à présenter des rapports, au séminaire de Lacan, pour l’essentiel, c’est le maître qui parle. En France, il en résulta presque un changement de sens, ou tout au moins cela fit bouger les limites de ce qu’est un séminaire.

Il faut reconnaître que le séminaire de Lacan est bien nommé parce qu’il fut un vivier de psychanalystes, un lieu de formation à la psychanalyse et aux formations de l’inconscient. Nous pouvons dire un lieu de formation de l’inconscient et de traitement de l’inconscient par la psychanalyse. Avec de grands résultats d’ailleurs, puisque, des psychanalystes formés au séminaire de Lacan, beaucoup se retrouvent aujourd’hui dans toutes les sociétés psychanalytiques de France, ce qui démontre la réussite de cette formation intellectuelle et pratique. Il est donc bien justifié de regarder de près, de quoi est fait ce merveilleux appareil de Lacan. S’agissait-il d’un procédé ? D’une méthode ? Il ne me semble pas. Je pense qu’il eut un tel succès précisément parce qu’il ne s’agissait en rien d’un procédé ni d’une méthode. Un procédé, on peut le choisir comme tel, pour en évaluer ensuite les résultats comme une simple technique.

Mais le séminaire n’était pas une technique de Lacan. Il commença comme un séminaire de lecture, de lecture de l’œuvre de Freud – les dix premiers séminaires ont toujours comme référence un ou deux livres de Freud. Le point d’inflexion se situe au Séminaire XI, lorsque Lacan introduit de façon novatrice les quatre grands concepts fondamentaux de Freud. Par la suite, le séminaire s’allège un peu de sa dimension de lecture. Lacan a eu un modèle. Il n’est pas complètement original. Le modèle fut le séminaire de lecture de Hegel tenu par Kojève dans les années trente, et qui était, en effet, une nouvelle création de Hegel. Il s’agissait d’une lecture créative, d’une scansion, d’une ponctuation de la Phénoménologie de l’Esprit à partir de la dialectique du maître et de l’esclave. Cette lecture créative s’est imposée à un point tel que les commentateurs de Hegel essayent de se déprendre de la puissance de l’interprétation de Kojève.

De même, la lecture de Lacan, de Freud par Lacan, fut une lecture créative à partir du champ du langage et de la fonction de la parole, c’est-à-dire, à partir de ce qui représentait une science pilote pour ce qu’on appelait les sciences humaines dans les années cinquante : la linguistique structurale. Son point de départ fut la lecture de Freud par un Saussure réédité, revisité par Jakobson, selon une formule inventée, non par Lacan, mais par Lévi-Strauss. Il est bien vrai que le séminaire de Lacan fut un séminaire de lecture, qu’il eut Kojève comme modèle, et qu’il fonctionna comme lecture créative basée sur la linguistique structurale.

Mais dans le séminaire de Lacan il y avait encore autre chose que ces ingrédients. C’était le discours de quelqu’un qui jour après jour – ou semaine après semaine – s’agitait autour de l’inconscient, et manifestait que la psychanalyse était à la fois sa pratique quotidienne, sa difficulté et sa préoccupation. C’était le discours de quelqu’un qui exposait de quelle manière il essayait de faire avec cette discipline et avec cet objet, comment il s’embrouillait et tentait de se désembrouiller tout à la fois, et ce fut effectivement ce mouvement d’embrouille et de désembrouille que l’on attrapa. (Nous voilà très éloignés du débat sur les méthodes d’enseignement.) En fin de compte, à partir des textes de Freud et d’autres, il racontait sa façon d’opérer, laquelle se modifiait manifestement à mesure que passait le temps. Il réussissait à transmettre la psychanalyse comme discipline, mais du même coup, il la réinventait à sa manière.

Il est vrai que je ne l’ai pas toujours présenté de cette façon. Dans les premiers temps de son enseignement, il assénait, de façon structuraliste, un « C’est ainsi ! » À présent que nous disposons d’un panorama d’ensemble sur la totalité de son parcours, nous pouvons apprécier, dans l’évolution même de son propos, tout l’aspect de réinvention d’une manière particulière d’opérer. Il serait très commode, à partir de là, de présenter son cheminement comme une scientifisation de la psychanalyse – et l’effort de Lacan en représentait d’ailleurs quelque chose.

Lacan a réussi à créer un effet extraordinaire de formation, de dissémination, de fécondation de la psychanalyse. Il se montrait lui-même en lutte avec un objet, avec une dimension qu’il n’arrivait pas à dominer, et qui avait sa consistance, sa résistance propre. À première vue, nous pensons que Lacan démontre sa maîtrise de la question, mais si l’on envisage sa trajectoire dans la continuité, nous voyons qu’il n’avait pas honte de montrer la résistance d’un savoir, ni un certain échec dans la maîtrise d’un réel. Cet échec, la démonstration de l’échec dans la maîtrise, devient manifeste en ceci que Lacan ne s’arrête pas, change sans cesse, change de modèle, se tient en alerte, se mobilise, et ne déclare sur aucun point : « C’est terminé ». Et lorsqu’il le dit, il ne tarde pas à le démentir en partie.

Ainsi, il s’efforce de préserver la dimension de l’insatisfaction. Bien que ce serait justifié, nous ne faisons pas de l’insatisfaction une catégorie spéciale. Il s’agirait du secteur où l’on dit que rien n’est satisfaisant dans le programme, dans les procédés, dans les succès. Nous ne faisons pas de l’insatisfaction un secteur, parce qu’elle doit être partout, c’est le secteur où jamais l’on ne dit : « Terminé ».

Nous pouvons encore aller au-delà de ce point, même s’il s’agit du séminaire de Lacan, qui n’était pas un procédé. Je pense que ce séminaire était tenu par quelqu’un qui se justifiait et qui peut-être aurait voulu qu’on lui pardonne d’exercer la psychanalyse – ce que les psychanalystes perdent quelquefois après leur cure. Mais il y avait pour Lacan un danger de péché dans l’exercice même de la psychanalyse, dans la prétention du praticien à maîtriser un réel qui ne se laisse pas dominer. De sorte que l’affirmation de Lacan à la fin de sa vie – la psychanalyse comme imposture – le conduisit à se présenter chaque semaine devant l’auditoire, pour défendre sa cause devant le grand Autre – n’oublions pas que Lacan est l’inventeur de ce concept. Lacan avait sans aucun doute un rapport avec celui qui n’est pas le semblable, celui à qui l’on s’adresse, et qui est le lieu de l’adresse du message, et qui d’une certaine façon est l’auteur même du message.

D’autre part, cet Autre est à double face : il est distinct du petit autre, c’est une fonction anonyme, universelle, abstraite, mais en même temps – et Lacan le souligne dans Les formations de l’inconscient à propos du mot d’esprit – cet Autre ne fonctionne pas sans une limitation de son espace, sans une limitation de son champ à la paroisse. Et il me semble que le séminaire de Lacan constitua la paroisse dont il avait besoin pour prendre la parole. Cette paroisse, il la créa, il la forma en parlant, c’est-à-dire qu’il créa l’Autre de cette paroisse. Il s’adressa ensuite aux analystes, il les forma, et le discours qu’il leur tenait a constitué l’Autre, par le fait même de s’adresser au grand Autre constitué par la communauté analytique. Le discours de Lacan a été recueilli et est devenu pour nous cet Autre auquel lui-même s’adressait.

Si, pour Freud, le rêve est le chemin, la voie royale pour accéder à l’inconscient, c’est, pour des générations entières, le séminaire de Lacan qui représenta la voie royale pour accéder à la psychanalyse, dans la mesure où il n’était ni une procédure, ni une méthode mais il y avait plutôt en jeu dans sa production quelque chose du désir et de la faute. En même temps, Lacan a inventé une langue spéciale pour parler de l’inconscient en psychanalyse, et à chaque fois, cette langue s’imposa bien au-delà de ses élèves directs. Il créa une langue spécialement adaptée pour capter, circonscrire les phénomènes de la psychanalyse. Il la construisit à partir d’éléments pris dans le discours scientifique tout en les adaptant à l’objet dont il s’agissait.

Assurément, Lacan avait l’idée d’une transcription de l’œuvre de Freud capable de ranimer le champ de la psychanalyse et de lui procurer la langue la plus adéquate. Ce fut peut-être un rêve de Lacan, cette langue quasi mathématique. Le séminaire aussi fut un rêve de Lacan, mais si le maître n’est pas à son tour animé par un rêve, ni l’enseignement ni la recherche ne seront effectifs.

Je voudrais à présent apporter quelques idées générales sur le singulier. J’ai abordé l’enseignement à partir d’un cas très singulier, celui de Lacan. Cette perspective s’impose également dans notre clinique. Dans sa transmission, nous avons à donner la priorité au singulier, devant le général ou l’universel. C’est pourquoi, loin de formuler des considérations générales sur l’enseignement, j’ai apporté le cas particulier d’un maître qui fut important pour beaucoup, du moins ici. Il en va de même par rapport à la clinique. Peut-être sommes-nous à cet égard des cliniciens postmodernes. Si nous privilégions le cas particulier, le détail, le non généralisable, c’est parce que nous ne croyons pas aux classes – je ne me réfère pas aux classes sociales mais à celles des systèmes de classification.

On peut considérer Lacan comme un élément d’une classe et dire qu’il a fait comme Kojève, comme Lévi-Strauss, et ainsi de suite. Mais ce faisant, il me semble que nous ne rendons pas compte du phénomène. De même, aujourd’hui, à la fin de ce siècle, nous savons que nos classes, que nos systèmes de classification sont mortels, nous savons que les classes que nous utilisons sont historiques, les classes de notre système de classification des maladies mentales par exemple : psychose, névrose, perversion. Nous savons que nos classifications ont quelque chose de relatif, d’artificiel, d’artificieux, qu’elles ne sont que des semblants, c’est-à-dire qu’elles ne sont fondées ni sur la nature, ni sur la structure, ni sur le réel.

Seules les classes apparaissent aujourd’hui fondées sur la vérité, laquelle varie, présente des vérités ce que Lacan exprima par son néologisme « varité », pour dire ensemble « vérité » et « variété ». Nos classes produisent des effets de vérité, mais se fonder sur la vérité n’est pas se fonder sur le réel. Pascal illustrait par les variétés de la vérité ses arguments pour exalter la vérité divine, éternelle. Il y a aujourd’hui un argument très répandu : la vérité n’est rien d’autre qu’un effet, qui est toujours effet d’un lieu, d’un temps et d’un projet particulier.

Lorsque nous avions encore confiance en la sémiologie psychiatrique, les constructions de Philippe Chaslin, par exemple, étaient fréquentes. Ce psychiatre français, sémiologue par excellence donnait des illustrations confuses et chaotiques dans le premier chapitre de son traité [1]. Il commençait par des exemples, par des cas comportant une description, un diagnostic, et il donnait au second chapitre de son traité le cadre général de sa classification nosographique.

Il est très intéressant de penser cette juxtaposition d’exemples dans le désordre. Au second chapitre vient le cadre parfaitement ordonné de la nosographie, qui fait voir les signes d’un côté et les classes de l’autre, et qui permet grâce au diagnostic de passer des signes à la classe. À partir des signes pathologiques on peut localiser dans ce cadre nosographique la classe à laquelle ils se réfèrent. De la sorte, il paraît inhérent à toute pratique du diagnostic que l’individu devienne un exemplaire, que l’on transforme en exemplaire d’une classe.

La pratique du diagnostic répugne, pour cette raison, à notre individualisme contemporain, lequel résiste à la transformation en exemplaire. Chaque fois que nous proposons une classification, la réponse est : « je suis moi », et non pas : « je suis un numéro », « je suis un exemplaire ». Aujourd’hui, tout concourt à accentuer la méfiance envers les classes. Nous voici immergés dans une culture de l’historicisme : elle nous enseigne que chaque catégorie utilisée quotidiennement a une histoire – tout comme j’ai historisé la notion de séminaire – et elle nous présente continuellement le caractère historique de ces catégories. La continuité de l’œuvre de Michel Foucault, par exemple, est à saisir dans le déplacement même des thèmes qui sont les siens. C’est la continuité, ce sont les manières de penser qui ont une histoire et qui ne furent pas toujours ainsi. Il y a lieu de déterminer les forces, les événements qui produisirent pareille transformation. Ainsi donc, tout ce que nous pensons n’est rien d’autre que le résultat d’un procès antérieur, historique.

Il y a une industrie de l’historicisme qui s’applique à tous les niveaux de la vie. Nous avons ainsi l’historicisme de la vie privée, dont on nous enseigne qu’elle a son histoire particulière. En d’autres termes, chaque objet possède également son historien. Enfin, je me moque un peu de tout cela mais je suis tout de même fasciné. J’ai acheté un livre – je ne l’ai pas encore lu, je n’ai fait que regarder les images – sur une histoire du packaging. C’est l’histoire magnifique de la façon dont on met en paquet les choses qui s’achètent, du premier Américain qui eut l’idée de mettre du texte sur ces paquets. On ne le faisait pas auparavant et un jour quelqu’un s’est dit : « Mettons du texte sur les paquets pour que les gens les achètent. » Ainsi, notre monde est un monde pulvérisé par l’historicisme, et d’une certaine façon, les classes sont également du packaging intellectuel.

Pour nous faire douter des classes, pour ridiculiser l’induction, il y a aussi le logicisme ou les paradoxes logiques. J’ai consacré un cours jadis à étudier le fameux paradoxe de Hempel, si important pour notre clinique. Je vous le rappelle : rencontrer un corbeau noir confirme la proposition tout corbeau est noir. Si nous en rencontrons dix, c’est que nous sommes dans Hitchcock et que nous avons peur. Mais lorsque nous rencontrons un corbeau noir, on peut dire que se trouve confirmée la proposition selon laquelle tout corbeau est noir. Hempel démontre corrélativement – la chose aurait enchanté Borges – que tout objet qui est « non noir » et à la fois « non corbeau » confirme la proposition selon laquelle tout objet « non noir » est « non corbeau ».

Cela dit, on peut obtenir logiquement la même proposition chaque fois que l’on rencontre un objet qui « n’est pas noir » et qui « n’est pas corbeau », et on démontre par l’écriture logique qu’il n’est pas possible d’en sortir. De sorte que la proposition universelle tout corbeau est noir se confirme également si l’on rencontre le vert d’une plante, une chaussure blanche, une chemise bleue, du sang rouge, un cardinal pourpre, une glace aux fruits de la passion. Ce paradoxe qui fait rire fut un thème très important de la logique, il y a là un argument à prendre très au sérieux !

J’ai commenté également dans mon cours le paradoxe d’un prédicat de classe qui remonte à Hempel mais que le logicien Nelson Goodman a forgé. Il a créé un prédicat de classe intégrant le facteur temps, à savoir : que s’est-il passé depuis que l’on a arrêté l’observation des exemplaires ? Goodman démontre que si l’on intègre au prédicat le facteur temps, rien n’interdit que demain les émeraudes soient bleues, ni que les poules aient des dents. Rien n’empêche dans l’univers de Goodman que cela soit vrai.

Ce que montrent ces paradoxes me permet de répondre à la question de savoir pourquoi nous utilisons certains prédicats de classe et non pas d’autres. Pourquoi n’utilisons-nous pas un prédicat comme celui de Goodman, qui ouvre à cette possibilité ? Comment procédons-nous à nos classifications ? Goodman répond que nous utilisons, en fin de compte, les prédicats qui fonctionnent – c’est-à-dire, ceux qui ne nous réservent pas trop de surprises – par la réflexion sur ces paradoxes limites. Nous ne fonctionnons pas avec un prédicat ouvrant la possibilité que demain les émeraudes soient bleues. Nous n’utilisons pas ces prédicats (il faut un logicien pour les inventer) mais plutôt ceux qui fonctionnent sur la base de ce qui a déjà été établi et qui est pris dans une pratique. Autrement dit, ceci n’a aucun fondement à un niveau purement théorique.

Les classifications ne se construisent pas à un niveau purement théorique, à un niveau contemplatif, c’est la porte ouverte à tous ces paradoxes. Elles doivent plutôt se référer à une pratique effective, une pratique existante. Ensuite, nous nous fions à des prédicats ayant déjà permis de faire des prédictions : les émeraudes resteront vertes. Nous nous fions aux prédicats qui se sont déjà trouvés vérifiés à ce jour. De la sorte, la démonstration construite sur le paradoxe illustre le fait que nous choisissons toujours nos théories de classification non pas en fonction des données mais en fonction de notre pratique linguistique, de notre manière de nous parler les uns avec les autres. Surtout, nous nous fions aux termes et aux catégories récurrentes, déjà utilisées pour formuler des inductions à partir de données toujours incomplètes ; et le passé nous garantit le caractère que Goodman appelle « projectible ». Nous avons dans ce cas une sorte de trajet qui va de données incomplètes jusqu’au tout. Ce n’est pas une garantie absolue, elle est strictement pragmatique.

Pourquoi en passer par ces considérations ? Parce que chaque diagnostic se réfère à une classe, et parce que nos classes diagnostiques ont un passé impressionnant que l’on peut suivre à travers les siècles. Cependant, les classes ne tiennent leur fondement ni de la nature ni de l’observation. Nos catégories ne sont pas des espèces naturelles (la psychose n’en est pas une, la névrose pas davantage) et nous le savons bien, c’est ce qui est propre à notre époque.

Nous n’ignorons pas l’artifice de nos catégories, elles reposent sur la pratique linguistique de ceux qui sont concernés : les classes reposent sur la conversation entre les praticiens. Voilà pourquoi nous organisons des conférences avec des questions et des réponses, des journées de travail, des colloques, etc. Tout cela se transforme à notre époque en une industrie internationale du parler-les-uns-avec-les-autres. Voilà ce qui surgit à notre époque : nous savons désormais que nos catégories les plus établies procèdent de l’artifice, elles procèdent de la conversation. Si nos classes correspondaient à des espèces naturelles, il ne serait pas nécessaire d’organiser des journées de travail, des colloques…Chacun pourrait rester chez soi et regarder la télévision !

C’est pourquoi Lacan énonce « […] qu’il y a des types de symptômes, qu’il y a une clinique » [2]. Mais il laisse entendre que cela ne va pas très loin. En français, ressemblance n’est pas science. Quine, le logicien, ne dit pas autre chose lorsqu’il pointe le caractère contestable et quasi impossible à définir scientifiquement d’une notion générale de la similarité. Il indique par là que rien n’est plus essentiel, pour la pensée comme pour le langage, que notre sens de la similarité (our sense of similarity). L’important est qu’il dit « sens de la similarité » ; c’est une notion limite et on ne peut la construire facilement.

Quine montre que nous utilisons des termes généraux, des noms communs, le verbe, l’adjectif. Nous pouvons dire « homme », « table », « poissons », sur la base des ressemblances entre les choses dont nous parlons. Nous ne pouvons considérer deux choses, quelles qu’elles soient, comme des exemplaires d’une espèce plus étendue, que si l’espèce naturelle forme un ensemble, au sens de la théorie des ensembles. Par exemple, il existe des hommes, des animaux, des plantes, et il est possible de construire la catégorie des êtres vivants de telle sorte que nous pouvons toujours étendre une espèce quelconque pour former un ensemble plus étendu, ce que les surréalistes vont exploiter à leur façon.

Il y avait ainsi un jeu surréaliste qui consistait à choisir quelque chose, un substantif, puis un autre quelconque et à définir l’un à partir de l’autre. Par exemple, on tirait au hasard le mot « œuf », ensuite « jeu de cartes », et on essayait de définir l’un à partir de l’autre. Si je ne me trompe, on pouvait soutenir qu’un œuf est un jeu de cartes qui ne comporte que le jaune et le blanc. Battre les cartes, c’était donc faire une omelette ! Le jeu démontrait qu’il n’y avait pas de meilleure façon de définir un œuf, ce qui prouve le caractère artificiel de la ressemblance et contraint toute discipline à prétention scientifique à expliciter ses standards de similarité. Selon le critère choisi, on peut ranger d’un côté ou de l’autre telle ou telle forme naturelle.

Ainsi, nous pouvons suivre à travers l’œuvre de Foucault le mouvement qui part d’un statut intuitif, imaginaire de la ressemblance et qui aboutit aux ressemblances artificieuses, purement opératoires, propres à l’ordre symbolique, propres à l’ordre du semblant. On peut jouer à construire des classes de ressemblance en fonction de critères choisis. Ici, le nominalisme va avec le pragmatisme. L’alliance du nominalisme – il affirme que seul existe l’individu singulier et que tous les noms sont des artifices – et du pragmatisme définit, si l’on veut, l’esprit postmoderne. Il me semble que tel est l’esprit du DSM, dans lequel la nosographie évolue en fonction de nos moyens d’action ; c’est-à-dire que la synchronie du cadre nosographique dépend en réalité de la diachronie de l’action et de l’invention des moyens d’action. Par exemple, l’invention d’une nouvelle molécule, l’identification d’un nouveau neurotransmetteur se répercute immédiatement sur la constitution des classes diagnostiques. C’est aujourd’hui un désastre : tous nos appareils se réduisent au semblant, à un semblant qui fait rire. Nous sommes en présence d’un artificialisme absolu et d’un pragmatisme constant.

Quelles sont pour nous les conséquences intéressantes de ce nominalisme, de ce pragmatisme, de cet artificialisme, de cette réduction des classes au semblant, auquel nous n’échappons pas ? Ne cherchons pas d’échappatoire, parce qu’il y va de la culture, de l’actuel malaise dans la culture. Je crois en tout cas qu’il y a là une conséquence intéressante : c’est précisément parce que les classes ont ce caractère d’artifice que l’individu se présente privé de la maîtrise de ce jeu de classes artificielles. Le jeu artificiel, nominaliste, pragmatique se poursuit sans cesse, il est irrésistible. C’est le résultat d’un grand mouvement historique qui se poursuivra. L’individu se retrouve néanmoins disjoint de ce jeu de classes, et il joue sa partie, et il vaque à ses occupations en marge de ce chaos artificiel.

En fin de compte, l’universel de la classe, de n’importe quelle classe, n’est jamais complètement représenté par un individu. En tant qu’individu réel, il peut être l’exemple d’une classe, mais cet exemple comporte toujours une lacune. Ce manque, propre à toute classe universelle représentée par un individu, est précisément le trait faisant de lui un sujet, en tant qu’il n’est jamais un exemplaire parfait. De la sorte, après avoir parlé de la classe, nous pouvons à présent prendre comme perspective le sujet. Il y a sujet chaque fois que l’individu se sépare de l’espèce, du genre, du général, de l’universel. Voilà ce dont il convient de se souvenir dans la clinique, lorsque nous utilisons nos catégories et nos classes – non pour les écarter mais pour les manier en tenant compte de leur caractère pragmatique, artificiel. Il s’agit de ne pas écraser le sujet par les classes que nous utilisons.

Quel meilleur exemple que celui offert par Borges dans son texte des Enquêtes [3] qui s’intitule « le Rossignol de Keats ». J’ai relu plusieurs fois ce texte de trois pages comme s’il y avait là un mystère, et je me suis enfin décidé à l’utiliser. C’est une utilisation parmi d’autres possibles, parce que ce texte est aussi un petit apologue de l’appareil signifiant, comme en font les logiciens.

« Le rossignol de Keats » se réfère au rossignol écouté une fois par Keats dans le jardin de Hampstead en 1819 et qui – selon le poète Keats – n’est autre que celui qu’avaient écouté Ovide et Shakespeare. Voici comment Borges le présente : il provient de l’« Ode à un rossignol » que John Keats composa dans un jardin de Hampstead à l’âge de vingt-trois ans, une nuit du mois d’avril 1819. « Keats dans ce jardin de banlieue entendit l’éternel rossignol d’Ovide et de Shakespeare et il eut le sentiment de sa propre mortalité, par contraste avec la frêle voix, impérissable, de l’invisible oiseau. » [4].

Certains critiques anglais y voient une erreur de Keats puisqu’il est clair que le rossignol qu’il entendit dans notre Hampstead en 1819, n’est pas celui d’Ovide et de Shakespeare. C’est une erreur et une confusion entre l’individu et la classe. Borges cite alors les commentaires de Sydney Colvin : « Je transcris ici, dit-il, sa curieuse déclaration : Keats commet une erreur de logique qui est aussi, selon moi, une faute poétique lorsqu’il oppose au caractère éphémère de la vie humaine (la vie de l’individu s’entend) la permanence de la vie de l’oiseau (dans ce cas, la vie de l’espèce). » [5]. C’est encore Amy Lowell qui écrivit : « Le lecteur qui possède une étincelle d’imagination ou de sens poétique saisira immédiatement que Keats ne fait pas allusion au rossignol qui chantait à cet instant, mais à l’espèce. » [6].

Borges s’oppose au commentaire des Anglais, il indique que là n’est pas ce que dit Keats : « […] Je n’admets pas l’opposition de principe qu’elle (Amy Lowell) postule entre l’éphémère rossignol cette nuit-là et le rossignol générique. » [7]. Et, il indique qu’il a enfin trouvé la clé de la strophe dans un texte postérieur de Schopenhauer. Mort bien avant sa publication, Keats ne pouvait le connaître. Il trouve ensuite le sens véritable du rossignol de Keats dans un paragraphe du Monde comme volonté et comme représentation : « Demandons-nous avec sincérité si l’hirondelle de cet été est autre que celle de l’été originel et si réellement de l’une à l’autre, le miracle de la création à partir du néant a eu lieu des millions de fois, pour être un million de fois déjoué par l’anéantissement absolu. Celui qui m’entendra assurer que ce chat qui se trouve là, en train de jouer, est le même qui bondissait et gambadait à cet endroit il y a trois cents ans peut penser de moi ce qu’il lui plaira ; mais c’est une folie plus étrange encore d’imaginer qu’il en est fondamentalement différent. » [8] Et il ajoute ce commentaire : « Ce qui signifie qu’en un certain sens l’individu est l’espèce et que le rossignol de Keats est également le rossignol de Ruth. » [9]

En fin de compte, Borges explique dans ce texte que tout comme Keats, il est platonicien, ce qui signifie que les classes, les ordres, les genres sont pour eux des réalités dans un cosmos dans lequel chaque chose a sa place. Borges explique très bien que c’est précisément parce que Keats est platonicien qu’il n’est pas compris des Anglais. Pour eux, en effet, le réel n’est pas fait de concepts abstraits mais d’individus, le langage n’est autre qu’un jeu approximatif de symboles et l’ordre du monde ne peut être qu’une fiction. « L’Anglais, explique Borges, repousse le général parce qu’il sent que ce qui est individuel est irréductible, inassimilable et unique. » [10]

Curieusement, Borges, absolument anglophile, était également platonicien. Pour lui, chacun est rossignol – il le dit dans ce texte. Il y a des traces d’hommes qui reviennent à l’identique à travers les siècles. Les platoniciens reviennent indéfiniment – ils ont nom Parménide, Platon, Spinoza, Kant, Francis Bradley – comme si toujours revenait le même rossignol. Mais il y a l’autre rossignol, l’aristotélicien, celui qui ne croit pas aux classes, aux genres. Ajoutons que ce platonisme est central dans l’œuvre de Borges, c’est ce qui lui a permis de donner à ses phrases un écho infini, comme l’écho d’un éternel retour.

Mais pour nous, qui a raison ? C’est Keats qui a raison, lui que le chant du rossignol divise en tant que sujet, qui lui fait sentir sa mortalité, qui le renvoie à son manque à être, parce que l’animal est bel et bien l’espèce. En d’autres termes, la vérité du platonisme est vérité au niveau de l’animal. Effectivement, un animal réalise totalement l’espèce. C’est ce que je propose comme perspective lacanienne : l’animal justifie effectivement le platonisme parce qu’il réalise totalement l’espèce, et on peut dire qu’il le fait de manière exhaustive, en tant qu’exemplaire. Mais l’être parlant, le sujet, l’être de langage, jamais ne réalise aucune classe de manière exhaustive. Il ne peut s’imaginer confondu avec l’espèce humaine que lorsqu’il se pense mortel, comme Keats dans ce cas.

La logique peut contribuer à effacer la volonté de mort qui appartient à l’être humain, elle peut contribuer à l’éteindre dans le syllogisme tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc il est mortel. Dans ce syllogisme, Socrate paraît mourir en raison de son appartenance à l’espèce humaine. Autrement dit, dans cette proposition universelle, la logique éteint le particulier. Tout se passe comme si on ne parlait que d’espèces naturelles, alors que justement Socrate avait avec la mort une autre relation que celle de mourir uniquement parce qu’il était de l’espèce naturelle homme. Il a eu, il a été, il a désiré la mort. D’une certaine façon, c’est au péril de sa vie qu’il s’adressait à l’Autre.

Pour le dire autrement, nous appelons sujet, l’effet qui sans cesse déplace l’individu, l’effet qui distingue l’individu de l’espèce, qui sépare le particulier de l’universel, qui sépare le cas particulier de la règle. Par suite, nous appelons sujet cette disjonction qui fait que Keats n’était ni Ovide ni Shakespeare. Le rossignol de Keats est effectivement le même que celui d’Ovide ou de Shakespeare. Mais justement, Keats n’est ni Ovide, ni Shakespeare.

Dans notre pratique, telle que nous essayons de l’élaborer et de la transmettre dans nos appareils d’enseignement, nous soulignons le point sujet de l’individu, et ce faisant, nous nous éloignons autant de la dimension de la nature que de la dimension des opérations de la science. Nous introduisons la contingence, et avec elle, un monde qui n’est ni un cosmos, ni un univers, un monde qui ne constitue pas un tout, et qui est sujet à ce qui va arriver, qui est sujet à l’événement. Nous voici aujourd’hui dans un monde où les brebis se clonent, dans un monde où il n’est pas impossible que les poules aient des dents. Dans un monde susceptible d’expérimentations, c’est alors la clinique de notre époque qui se rend à la contingence et à ses surprises. Dans ce monde, un cas particulier ne se rapporte jamais à une règle ni à une classe. Il n’y a que des exceptions à la règle : je tiens ainsi la formule universelle – paradoxale sans doute – que je crois pouvoir formuler.

Nous pouvons à ce niveau évoquer le diagnostic tel que je l’envisage. Il s’agit de l’élaborer et de le pratiquer dans le nouvel Institut Clinique. Je comprends le diagnostic comme un art, exactement comme un art de juger d’un cas sans règle et sans classe préétablie, ce qui se distingue absolument d’un diagnostic automatique venant rapporter chaque individu à une classe pathologique. Telle est l’utopie du DSM qui se profile à l’horizon. L’ambition du diagnostic automatique appartient à notre époque. Ce diagnostic, on pourrait le formuler sans qu’il soit nécessaire de penser et donc, noter quelques traits, serait suffisant. Nous tiendrions ainsi une machine à diagnostiquer.

Aujourd’hui, nous en sommes très près. Nous en sommes à la recherche du programme qui réalisera le diagnostic automatique, une fois introduites quelques données informatisées.

Il s’agirait d’une machine digne du Père Ubu qui serait en même temps une utopie, puisqu’elle réaliserait la suture du moment logiquement nécessaire du jugement au sens kantien. Il s’agit du jugement au sens de toute pratique, qui n’est pas un mode de connaissance, qui n’est pas une théorie, parce que c’est un art. Dans cette dimension, la pratique n’est pas l’application de la théorie.

Il y a lieu évidemment de faire la théorie de cette béance, et je crois que le séminaire de Lacan se situait à ce niveau : faire la théorie de la béance entre la théorie et la pratique. La pratique n’est pas l’application de la théorie, et c’est sa dimension la plus intéressante. Lorsqu’elle fonctionne à part elle requiert la théorie, mais il y a une dimension où la pratique fonctionne à côté de la théorie. Nous l’apprenons tous les jours. Et c’est la pratique en tant qu’elle découvre où doit redécouvrir ici et maintenant, dans chaque cas qui se présente, les principes qui pourraient la maîtriser. Il s’agit donc de redécouvrir dans chaque cas les principes du cas.

Kant le décrit très bien. Ce qu’il dit me paraît jusqu’à présent indépassable, lorsqu’il affirme qu’entre la théorie et la pratique un intermédiaire s’impose, qui permette la connexion de l’un avec l’autre – et ceci, bien que la théorie soit complète. D’après lui en effet, il faut toujours adjoindre au concept qui contient la règle un acte de jugement qui permette aux praticiens de décider si le cas rentre sous la règle (ou la classe, ou l’universel).

Je ne vois pas comment dépasser cet argument, ainsi résumé. (Bien évidemment, Hegel le critiquerait, mais il dirait qu’en fin de compte c’est à la pratique de résoudre le problème chaque jour. Et c’est vrai). Ceci, on ne le résoudra pas du côté du concept pur, mais sur le versant de ce que l’on fait, et c’est cela que nous essayons de transmettre, à travers le contrôle par exemple. En définitive, l’expérience venant, c’est le tact envers le cas qui s’élabore. Si dans les premiers temps nous attendions davantage de données pour conclure, et si l’expérience venant, nous avons été conduits à conclure quelquefois, dans l’orientation toujours hypothétique du traitement, nous en venons maintenant à conclure avec moins de données.

Ainsi donc, entre l’universel et le cas particulier, il est toujours nécessaire d’insérer l’acte de jugement, lequel n’est pas universalisable. En termes kantiens, si la logique cherche à montrer comment subsumer un cas sous une règle – c’est-à-dire, si un élément entre ou non dans une classe – on peut seulement le faire moyennant une règle. Pour dire que tel cas correspond à telle règle, il faut la règle qui le prescrit. Juger, soit utiliser des catégories universelles dans un cas particulier, n’est pas appliquer une règle mais décider si la règle s’applique, et cette décision, ou cet acte, n’est pas automatisable. Vouloir l’automatiser serait une régression à l’infini. C’est exactement ce que Lewis Carroll [11] démontre dans son apologue « Achille et la tortue », lorsque la tortue, devant Achille, fait la démonstration d’une régression à l’infini. C’est également ce que Wittgenstein redécouvrit, et c’est encore le thème que Kripke souligna dans son commentaire. Cet intermédiaire est une nécessité. Il faut admettre qu’il y a une dimension qui sort de la règle, une dimension différente, qui est celle de la décision, en tant qu’elle se distingue de la conceptualisation, dans la pratique comme telle.

L’utopie du DSM consiste à faire l’impasse sur ce moment logiquement nécessaire, qui conduit à fonder la pérennité de la clinique du diagnostic et de la pratique qui en résulte. Cette clinique n’est ni subsidiaire, ni secondaire, c’est une dimension de plein exercice logique. C’est dire que la clinique du DSM jamais ne fera disparaître cette dimension de la clinique du jugement, de la clinique du tact, cette clinique que nous nous efforçons de transmettre.

Pourquoi tout ceci ? Dans l’univers des règles et des classes, il y a un trou que Lacan appelle S (Ⱥ). Il signifie l’univers de discours désigné au point même où il se défait, où il se fonde. Et c’est ce point précis qui requiert l’invention de la règle, et de la classe. Mais quelles sont les règles, les classes, les universels que l’on invente dans le champ de la psychanalyse ? Nous pouvons le demander aux théoriciens de la psychanalyse. Mais en réalité il faut se tourner vers le sujet analysant. En ce lieu de S (Ⱥ) le sujet analysant invente la manière selon laquelle il subsume son propre cas sous la règle universelle qui s’applique à l’espèce supposée des sujets. Quelle est cette règle ? Il s’agit d’un universel très particulier : l’absence d’une règle. On a ici l’universel, un universel négatif, il n’est rien d’autre qu’un trou ; c’est une formule non écrite et que l’on ne peut écrire ; c’est l’absence même d’un programme, d’une programmation au sens des ordinateurs, c’est l’absence d’une programmation sexuelle. Lacan l’a appelé le non-rapport sexuel.

 

Cet universel unique qui vaut pour les sujets est négatif ; il signifie l’absence d’une règle. Par un passage à la limite, il traduit le fait, que contrairement aux autres espèces animales, le mode de relation entre les membres de l’espèce humaine est spécialement ouvert à la variation. Il est ouvert à la vérité comme au mensonge, à la variation, à la contingence et à l’invention. Voilà ce qui nous sépare des rossignols. Voilà ce qui sépare les messieurs et les dames des rossignols. On peut également le déduire des données accumulées par l’expérience freudienne. Toujours le sujet est contraint d’inventer son mode de relation avec le sexe, sans qu’aucune programmation naturelle ne vienne le guider. Ce mode de relation inventé, toujours particulier, toujours spécifique, toujours boiteux, c’est le symptôme. Il vient au lieu même de cette programmation naturelle qu’il n’y a pas.

 

Aussi, le sujet humain, l’être parlant, ne peut jamais se trouver simplement subsumé comme un cas venant se ranger sous la règle de l’espèce humaine. Le sujet se constitue toujours comme exception à la règle. Et cette invention, cette réinvention de la règle qui manque, il la fait sous la forme du symptôme. Il y a bien sûr des symptômes typiques mais, tout en ayant la même forme, chacun est particulier parce que le sens du symptôme, comme Lacan le souligne, est à chaque fois distinct. En termes kantiens, le sujet se donne sa propre loi dans son symptôme, grâce à son symptôme. En ce sens, le symptôme serait la règle propre au sujet, la règle selon laquelle sa libido se distribue.

 

Dès le commencement de l’expérience analytique et tout au long de son parcours, le symptôme se purifie et s’éclaire jusqu’à se trouver finalement désinvesti. Que se passe-t-il alors ? Disparaît-il ? Non, il ne disparaît pas. Il reste toujours du symptôme un résidu investi, ce que Lacan appelait l’objet petit a. Mais au-delà – je me tiens à la limite de ce que je peux formuler à ce propos – subsiste la forme, l’articulation signifiante du symptôme. Le quantum d’investissement – ou de surinvestissement, comme dit Freud – se retire du symptôme, mais la forme reste. Autrement dit, bien que la finalité du symptôme, si nous prenons cette formule kantienne, se soit évanouie, il se produit presque nécessairement (je dis « presque » parce que je dois encore y travailler) une esthétisation du symptôme. Par suite, il devient quelque chose comme une finalité sans fin – ce qui correspond à la définition kantienne de l’art. Freud l’avait déjà anticipé dans sa XXIIIe conférence « Les modes de formation du symptôme », qui s’achève sur le recours au fantasme comme composante du symptôme aux fins de l’art.

Un collègue pensait récemment que j’étais si logique que je ne pourrais m’accommoder à l’idée de la psychanalyse comme art. Je crois lui avoir répondu ce soir.

Leonardo Gorostiza — Nous avons quelques minutes pour une intervention, une question.

German L.Garcia — Je voudrais que vous fassiez un commentaire sur la relation entre la perspective que vous avez déployée aujourd’hui et une définition que j’imagine pour l’après- analyse, comme ce que Wittgenstein appelle la forme de vie (Lebensform). Wittgenstein considère que la seule façon de sortir du doute subjectif est une sorte de certitude objective, qui n’est pas produite par la vérité, mais par la forme de vie (Tenons compte que pour parler un langage il faut partager une forme de vie). Il me semble apercevoir une relation entre ces deux questions.

Jacques-Alain Miller — Effectivement, la forme de vie, telle que Wittgenstein en parle, se rencontre également chez Nietzsche. En fin de compte, il s’agit de savoir – c’est la vérité de l’utilitarisme – à quoi sert ceci. Cela sert à se maintenir en vie, dans sa manière propre de vivre. La subversion de la métaphysique chez Nietzsche vient de la question : à quoi sert la vérité ? C’est-à-dire qu’il questionne les absolus, la vérité par la vérité, à partir de l’utile, qui est un concept extrêmement subversif au regard des transcendances, au regard de tout ce qui est supposé s’imposer par soi-même : la vérité par elle-même, Dieu par lui-même, etc. Nous avons perdu tout cela aujourd’hui depuis que nous avons pris, comme maître, l’utile. Face à ce qui survient, on se demande à quoi cela sert.

Il faut retrouver le caractère subversif du thème de l’utilité, qui était au Siècle des lumières une question libératrice : à quoi sert le roi ? À quoi sert le parlement ? À quoi servent ces dépenses ? Et la démocratie s’imposa, prétendument soucieuse de son argent, et nous avons à présent, en lieu et place des dépenses excessives de la monarchie, la corruption de la démocratie.

Mais à quoi correspond la forme de vie, à quoi correspond ce qui s’expérimente depuis Nietzsche et Wittgenstein comme forme de vie dans la cuisine du postmodernisme ? Nous essayons de nous en saisir avec le concept de mode de jouissance, que l’on peut entendre à un niveau collectif, au niveau des discours qui valent pour le discours du maître, comme dit Lacan. Le discours du maître prescrit un mode de jouir spécifique valable également au niveau individuel, comme Lacan le dit dans « Le mythe individuel du névrosé ».

Le mode de jouissance individuel existe, et avec lui nous tenons un concept partiellement élaboré. Ce que nous appelons mode de jouissance correspond à une approche différente de l’approche par le signifiant, parce qu’il n’argumente pas en termes de béance ou de supplément, mais en termes de fonctionnement, c’est-à-dire en positif, là où la libido se distribue. Prenant pour axiome la libido, comme quantité constante, la question se pose alors de sa distribution. Dire « quantité constante » revient à indiquer qu’il n’y a pas de manque. Le manque se situe au niveau du signifiant du phallus, au niveau du A barré, au niveau de toutes ces fictions et ces jeux de mots, si nous adoptons la perspective anglaise. La libido comme quantité constante implique qu’il n’y a pas de béance. De la sorte, s’il nous manque une partie de la libido, il y a lieu de supposer que la libido du patient est passée d’un autre côté que nous ne connaissons pas. C’est donc une perspective où il n’y a aucun manque, où il n’y a que de la distribution. Et Lacan combine ces deux aspects, le signifiant qui fonctionne à partir d’une béance et la perspective de la libido où il n’y a pas de béance.

Ernesto Sinatra — Pendant que vous acheviez votre intervention, Jacques-Alain Miller, je pensais à un autre concept de Wittgenstein : celui, pluralisé, des jeux de langage (Sprachspiele). Je crois qu’on peut le mettre en tension avec celui de forme de vie mentionné par German Garcia. Dans ce cas, nous avons l’invention à laquelle Wittgenstein nous invite, liée à un jeu de langage pour chacun. En d’autres termes, c’est un mode de jouissance qui peut en même temps se mettre en balance avec les formes de vie des autres. Il s’agit de savoir comment vivre en communauté, selon une forme de vie partagée, tout en préservant la singularité du mode de jouissance, c’est-à-dire le jeu de langage inventé par chacun comme produit de son analyse.

Jacques-Alain Miller — Voilà pourquoi la question est de maintenir un lieu où nous utilisons un langage commun, un lieu qui répondrait à ce qu’il y a de commun dans notre forme de vie. C’est à la fois postmoderne et en même temps très antique. Cela revient à concevoir également l’École comme une forme de vie, mais qui supporte cependant la différence. Nous n’allons pas nous habiller tous de jaune et de vert !


 

Ce que notre forme de vie a d’homogène ne nous apparaît pas très clairement, c’est pourquoi nous voulons conceptualiser l’après-analyse. Il nous faut faire un effort pour apercevoir ce qu’il y a de commun entre nous, bien au-delà d’un syndicalisme ou de la défense d’intérêts communs. Cette vie est parasitée par les énoncés de souffrance. Quelque chose comme cela. Ce qui n’est pas pour nous sans conséquence – généralement désastreuses – à long terme, à moyen terme.


 

Leonardo Gorosztiza — Sur ce point précis, et en référence à l’après-analyse et à ce que vous avez apporté au sujet de Lacan, qui payait ses fautes à travers son activité d’enseignement, vous avez indiqué à un certain moment qu’il se plaignait de l’exigence de son surmoi. Ma question porte alors sur ce qu’il advient du surmoi dans l’après-analyse et après la passe, et comment l’articuler avec l’activité d’enseignement.


 

Jacques-Alain Miller — Je pense que Lacan n’était pas un sujet « post-coupable », selon la formule d’Éric Laurent. L’expérience analytique libère parfois trop de honte, en quelque sorte. Les analystes se retrouvent sans honte dans différents domaines. Il est pourtant souhaitable, pour la continuation de la psychanalyse, qu’ils continuent avec honte de faire fonctionner la pratique avec les leviers de la pratique. Il est possible de le faire, quelque chose le permet en psychanalyse. Lacan écrivait que Marx s’était fait une vie infernale, et qu’elle était partie intégrante du marxisme.

La vie de Lacan n’était pas une vie infernale au sens de Marx. Mais n’oublions pas tout de même, à lire chaque séminaire, qu’ils sont le fait de quelqu’un qui, d’une semaine à l’autre, élaborait, sans aucune répétition, et que ce travail, le travail de sa semaine, nous le lisons quarante ans après. Voilà qui dit quelque chose de l’intensité de son effort. Il est difficile de cerner sa position de sujet mais il avait quelque chose à se faire pardonner. Il me semble que l’on peut en percevoir peut-être quelque chose dans la pratique analytique, et d’autant plus qu’il n’y a pas de standards. Ceux qui ont des standards ne sont jamais coupables, étant donné qu’ils font ce qu’on leur dit. Le standard est une méthode pour ne pas se sentir coupable. Mais si l’on n’a pas de standards, comment savoir si on a bien agi ou mal agi ? Il nous faut l’évaluer dans chaque cas. Mais je pense aussi que celui-là est impardonnable qui manœuvre avec quelque chose qu’il ne maîtrise pas, un réel qui échappe à chaque instant. Songez à un pilote d’avion qui dirait : « C’est vrai, le réel de ma pratique m’échappe. » Il serait un grand coupable.

Heureusement, pour un analyste il y a la routine, le mode de jouissance de l’analysant. Cela protège. Je crois cependant que le devoir d’élaboration n’est pas simplement un devoir d’élaboration. Il consiste à payer à l’Autre qui n’existe pas pour continuer à pratiquer. Ceci s’impose finalement à tous. Alors il reste, tout au moins dans notre milieu, le soin que chacun prend de sa formation. C’est incroyable, nous n’arrêtons pas de nous former, de lire, d’écrire, d’écouter, de parler, et pourtant le sentiment que le réel échappe ne nous quitte pas. Il n’y a aucune communauté qui se maintienne autant en alerte que la communauté analytique. Je pense que nous le devons précisément à la fuite du réel, nous expérimentons sans cesse notre impuissance à le dominer, ce qui nous maintient en alerte.

* Texte publié avec l’aimable autorisation de Jacques-Alain Miller. Conférence d’ouverture de la Section clinique de Buenos-Aires, le 3 novembre 1998. Texte publié dans Œdipe et sexuation, collection ICBA dans El Caldero n°66. Traduction Jean-François Lebrun. Non revue par l’auteur. Également publié dans La Cause du désir n°69.

[1] Chaslin, P., Éléments de Sémiologie et Clinique Mentales, Paris, Asselin & Houzeau, 1912, réédition, Toulouse, Privat, 1999.

[2] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 556.

[3] Borges J.-L., « Le rossignol de Keats », Enquêtes, Paris, Folio, Gallimard, 1967, p. 155-157.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Carroll L., « Ce que dirent Achille et la tortue », Logique sans peine, Paris, Hermann, 1988, p. 241-246. Cf., Borges J.-L., « Avatars de la tortue ».

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