top of page

L'interview

Trois questions à Yohan Trichet​

​

 

1. Vous être professeur en psychopathologie clinique et vous vous intéressez au devenir de la psychiatrie. Les classifications en psychiatrie (DSM) font débat chez ceux-là même qui les produisent, qu’est-ce qui à votre avis fait point de butée ?

 

Le DSM cristallise les critiques dont la virulence est parfois à la hauteur de ses prétentions positivistes. Celles-ci portent notamment sur son supposé athéorisme et sa cotation protocolisée. Ainsi, Melvin Sabshin, qui fut entre 1974 et 1997 directeur médical de l’APA (American Psychiatric Association) et qui à ce titre a participé à l’élaboration des DSM-III et IV, attire l'attention sur les risques liés au DSM dès 1997 : « L’un des grands dangers de la présente période est l’atrophie des compétences psychothérapeutiques parmi les psychiatres. Le danger est de faire du DSM une approche mécaniste où le clinicien perd son sens clinique et son humanisme » [1]. Outre cette menace concernant la position et l'acte du psychiatre, une autre attaque porte sur l’augmentation des troubles, dont le nombre croît à chacune des versions et révisions. Celle-ci démontre que vouloir dresser une liste exhaustive des symptômes des êtres parlants est impossible. En outre, le symptôme est l'une des limites de la sémiologie, en ce sens qu'il est une formation imaginaire non « spécifique » [2] d'une structure subjective en particulier. Parmi certains des opposants à la dernière version du DSM, Allen Frances occupe une place significative, puisqu'il a dirigé le groupe de travail ayant rédigé le DSM-IV et a contribué de manière latérale à l’élaboration du DSM-V. Il dénonce, avec raison, cette démultiplication des troubles. Cette inflation des diagnostics, où le nombre de troubles a été multiplié par 7 environ (60 dans la première version du DSM à plus de 400 dans le DSM-V – paru en 2013 aux EU et en 2015 en France). Cette inflation semble corrélée à la prescription de psychotropes. En effet, le constat de Allen Frances en 2012 est accablant : « Aujourd’hui aux USA, il y a en population générale chaque année 20 % de personnes répondant à un diagnostic de trouble mental, 50 % sur la vie entière. En Europe, la prévalence sur la vie entière est de 43 %. Au cours des vingt dernières années, le taux de troubles bipolaires chez l’enfant a été multiplié par 40, d’autisme par 20. Les diagnostics de trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité ont triplé, ceux de trouble bipolaire ont doublé. Les prescriptions médicamenteuses sont devenues incontrôlables, 20 % des adultes américains prennent un psychotrope, 4 % des enfants un stimulant, 4 % des adolescents un antidépresseur. Un soldat actif sur huit est traité par un psychotrope » [3]. Plus l'on diagnostique, plus l'on prescrit.

​

Pour d’autres, le DSM-V n'est pas suffisamment scientifique, univoque dans les critères et les cotations. Il est vrai que des troubles sont apparus ou disparus au gré des versions de travail du DSM-V, en fonction des tractations menées par certains groupes de pression et des articles écrits par des experts comme Allen Frances lui-même [4]. C'est là, en un sens, la dimension sociale de la psychiatrie, qui est récusée par ces critiques scientistes. C'est la critique notamment du National Mental Health. Parmi les opposants les plus vifs à cette cinquième version, le National Institute of Mental Health (NIMH) et son directeur Thomas Roland Insel. Mais il n’est pas sûr que ce soit une bonne nouvelle si le modèle basé sur le critère RDoC (Research Domain Criteria) de la NIMH prend le relai [5]. Au contraire même. Toutefois, battu en brèche, ce DSM-V décrédibilisé laisse la possibilité que le discours analytique soit davantage reçu favorablement parmi les praticiens. De sorte qu'il « reste donc à inventer une psychiatrie au XXIe siècle, comme le notait Philippe La Sagna, et sans doute un nouveau psychiatre qui ne sera plus l’ennemi de la psychanalyse » [6]. Sur ce point, la critique visant le supposé patient moyen est intéressante. Ainsi, le Professeur de santé publique, Bruno Falissard estime que « la médecine basée sur des preuves a permis de rationaliser les prises en charges, mais on a conditionné les médecins à penser que derrière leur patient il y avait un cas d’école, un patient moyen » alors qu'en fait, reconnaît-il, « pour dire les choses simplement, le patient moyen n’existe pas » [7]. Ou encore : « Là est le risque : avec le DSM 4 ou 5, vous finissez par croire que tous les patients sont comme dans le manuel. Or, quand on a un patient devant soi, il n’est jamais comme dans le DSM » [8]. Néanmoins, cela ne le conduit pas à rejeter le DSM-V, au contraire, il lui trouve même un intérêt pour la clinique. Il reste donc encore un effort pour passer du refus du patient moyen à celui de l’homme moyen tel que Lacan le soutenait en 1974 [9] ! Et à partir de là, considérer le patient dans sa singularité, ce qui le distingue, lui et personne d’autre, soit le strict contraire du DSM : « Aucun, en quelque mesure, n’est semblable à l’autre, aucun n’a les mêmes phobies, les mêmes angoisses, la même façon de raconter, la même peur de ne pas comprendre » [10].

 

​

 

2. La pratique du diagnostic met en lumière les changements qui s’opèrent dans les discours. Les nouvelles nominations, même si elles font maintenant partie du langage courant, demeurent très labiles. Que nous apprennent-elles sur le moment présent ?

​

 

La domination de l'alliance du discours capitaliste et de la science a nettement participé à l'avènement de la santé mentale à la charnière des XXâ„® et XXIâ„® siècles. Parmi ses incidences, de nouveaux diagnostics s'affranchissent des classifications de la psychiatrie classique et des structures freudiennes. Certains connaissent des succès populaires indéniables, tels ceux de bipolarité, de burn-out, de dépression, de trouble addictif, ou chez les enfants celui de TDAH. Ils sont largement entrés dans le langage courant grâce notamment à leur facilité d'usage : ils se révèlent être, pour nombre de sujets, plus faciles à s'approprier et/ou à s'y reconnaître. À l'inverse, certains diagnostics, trop datés, trop stigmatisant, sont rejetés [11]. Ainsi, la diffusion de nouveaux diagnostics témoigne que la psychiatrie est une pratique sociale, historiquement et politiquement façonnée. Une autre catégorie, issue cette fois-ci de la psychanalyse et non de la psychiatrie, rencontre un vif succès aussi bien dans la population profane que professionnelle, celle de pervers narcissique. Elle témoigne des fortes préoccupations sociales actuelles. Peut-être même, dit-elle quelque chose de « la subjectivité de notre époque » [12], selon l'expression de Lacan, et de la « spire » l'entraînant.

​

Cette labilité dont vous parlez tient au fait que ces diagnostics échouent, de fait, à nommer le réel de ces sujets. Mais, à l'inverse, la clinique nous enseigne aussi que certains sujets s'identifient au diagnostic venant de l'Autre, un signifiant prenant pour ces sujets valeur de S1. Parfois, pour certains sujets, ces diagnostics font « identité » à partir de laquelle ils vont se présenter voire s'inscrire dans une communauté. Ils vont en faire usage pour un supporter un lien social minimal.

 

​

 

3. Les liens entre diagnostic en psychiatrie et ses usages par l’administration sanitaire sont de toujours sensibles, aujourd’hui particulièrement, qu’en pensez-vous ?

 

Lacan notait déjà en 1969 que la psychiatrie possède une mission sociale – la désignant alors du néologisme de « sociatrie » [13] – dans la gestion de la folie et des fous. Les asiles étaient alors, pour Lacan, les lieux « où la communauté ségrègue ses membres discordants » [14]. Le diagnostic était primordial à la mise en œuvre et légitimation de cette ségrégation.

​

Les diagnostics psychiatriques sont pris dans des enjeux sociaux, politiques et historiques. Par l'intermédiaire de ses organismes nationaux et régionaux, type HAS et ARS, l'administration sanitaire irrigue les institutions de ces nouveaux diagnostics et de recommandations de bonnes pratiques associées, voire subordonne certaines enveloppes budgétaires à la mise en place de tel programme de soins et/ou de telle recommandation auprès de sujets autistes par exemple, ou de sujets souffrant de troubles alimentaires, etc. Cela revient à imposer une sorte de psychiatrie d’état d’où la subjectivité et la clinique sont exclues et un savoir préexistant imposé. D'où l'avènement et le succès de l’homme bio-psycho-social.

​

La politique de soins et de gestion des populations est évidente dans le domaine du diagnostic psychiatrique précoce. Ce dernier est un présupposé très ancien en psychiatrie mais il a acquis de nos jours la valeur d’une donnée scientifique incontestable. Diagnostiquer toujours plus tôt conduit à passer du diagnostic à la prédiction, qui passe notamment par la recherche de marqueurs biologiques. Ces derniers restent pour l’instant introuvables et pour longtemps sans doute. Mais, face à cette politique de soins, des critiques sont possibles. Par exemple, en Belgique, l’année dernière, le Conseil Supérieur de la Santé [15] a rendu un avis prenant ses distances avec les classifications et autres manuels (CIM et DSM). Dans cet Avis 9360 DSM, on peut y lire que « le CSS constate que les outils utilisés le plus souvent pour le diagnostic des problèmes de santé mentale (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux DSM), et la Classification internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM) posent plusieurs problèmes et recommande qu’ils soient utilisés avec prudence et que les catégories du DSM ne soient pas au centre de l’aménagement des soins » [16]. Ce n’est pas rien et sans doute un début, espérons-le. Des collègues, parmi eux Stijn Vanheule, professeur de psychanalyse à l’université de Gand, ont rédigé un article analysant cet avis, et ce, avec le soutien du CSS [17]. Une administration sanitaire, par l'intermédiaire de l’un de ses organismes conseils, peut donc prendre ses distances avec le DSM et ses diagnostics.

 

 

[1] Cité par Gonon F., « Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus récentes », L’Information psychiatrique, vol. 89, n°4, 2013, p. 289.

[2] Lacan J., « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1958), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 546.

[3] « Entretien avec Frances Allen par Bernard Granger », PSN, vol. 10, 2012, p. 21-28.

[4] Ibid.

[5] Veras M., « Milliards et malaise de la psychiatrie au pays de Trump », Lacan Quotidien, 623, 1er février 2017, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[6] La Sagna P., Le DSM est-il en train de pousser son chant du cygne ? », Lacan Quotidien, 207, 15 mai 2012, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[7] Favreau E. « DSM5 : l’entretien intégral avec le professeur Bruno Falissard », 9 mai 2013, Libération, http://societe.blogs.liberation.fr/2013/05/09/dsm5-lentretien-integral-avec-le-professeur-bruno-falissard/

[8] Ibid.

[9] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama » (1974), La Cause du Désir, 88, octobre 2014, p. 166-173.

[10] Ibid., p. 172.

[11] Comme le cas des entendeurs de voix qui refusent le diagnostic de schizophrénie. Cf., Guillemain H., « Les frontières de la psychiatrie aujourd'hui », Extension du domaine psy, Paris, PUF, 2014, p.19.

[12] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 321.

[13] Lacan J., « D'une réforme dans son trou » (1969), La Cause du Désir, 98, mars 2018, p.10.

[14] Ibid., p.11.

[15] En Belgique, le CSS est lié au Service public fédéral (SPF) de la Santé publique, de la Sécurité de la Chaîne alimentaire et de l’Environnement.

[16] Disponible sur internet à l’adresse https://www.health.belgium.be/fr/avis-9360dsm.

[17] Vanheule S. & al., « Comment utiliser le DSM de manière raisonnable ? Explication d'un avis du Conseil supérieur de la Santé », Neurone, vol. 24, 9, 2019.

​

​

bottom of page