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L’humeur fait-elle diagnostic ?

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Claire Zicot

La psychose maniaco-dépressive a cessé d’exister dans les classifications internationales. En tant qu’entité morbide à part entière, elle a été remplacée par des références diagnostiques telles que trouble de l’humeur, trouble affectif de l’humeur,  et trouble bipolaire. C’est une clinique du regard, qui se fonde sur les comportements et les signes extérieurs des affects.  La perspective psychanalytique nous conduit à aller au-delà. Si, le modèle structural ne prime plus, la clinique de la tonalité (1) implique néanmoins de distinguer les états alternés de l’humeur, les phénomènes cycliques de dépressivité et d’excitabilité, ce qui est un phénomène temporaire d’un pôle de la souffrance. Elle ne se fie pas aux seules fluctuations de l’humeur, mais tente de situer le dit-trouble dans la structure, afin de ne pas passer à côté des particularités de la psychose maniaco-dépressive. Dont l’originalité tient à deux faits : « Dans ses accès, elle se rapproche des autres psychoses dont toutefois elle se différencie par la prévalence des troubles de l’humeur qui l’emportent sur le délire ou les hallucinations.  En dehors de la crise, on ne retrouve aucun critère du discours psychotique et on pencherait plutôt pour une structure névrotique (2). »

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Qu'est-ce qui fait la différence entre le trouble de l'humeur et la souffrance du mélancolique ? L'humeur désigne quelque chose qui se situe, selon J.-A. Miller, « « au joint le plus intime du sentiment de la vie » pour chacun (3). » L'humeur est une basse continue qui peut s'isoler et se renverser, se troubler ou se dérégler. Au contraire, l'affect est un phénomène discontinu. Lacan, dans « Télévision » en développe les points essentiels : l’affect a pour origine la pensée et non le corps. C’est un effet de l’inconscient qui va dans le corps, en déranger les fonctions. On peut même dire que « l’affect fait du sujet de l’inconscient un être parlant, c'est-à-dire un sujet de l’inconscient doté d’un corps, un corps parlant » , […] , un corps avec lequel il parle, et qui est affecté par la parole » (4). Lacan en distingue six : la tristesse, le gay sçavoir, le bonheur, la béatitude, l’ennui et la mauvaise humeur. Lacan, ne parle pas de dépression, mais de la tristesse comme étant du ressort de la pensée. Elle est du registre d’un manque dans le langage. C’est une faute de « bien dire » . A l’invitation à parler de ce qui lui arrive le déprimé botte en touche et répond « je sais pas » . C’est pourquoi Lacan fait de l’état dépressif un choix subjectif avec une valeur éthique.

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Il y a donc les affects en tant qu’effets dans le corps d’un dire, et il y a les accès maniaques et mélancoliques. Dès 1915 (5), Freud aborde la question de la PMD dans « Deuil et mélancolie » . Il considère la mélancolie comme une maladie du moi,  dont la caractéristique la plus singulière est sa tendance à se transformer en un état symptomatiquement opposé, la manie. « C’est le triomphe de la défense » : le moi se reconstitue et dépasse son but avec la mégalomanie et le sentiment de surpuissance. La libido se libère, le discours s’emballe. Pour traiter des états alternés de l’humeur, Freud se réfère aux rapports du moi à l’Idéal du moi et au jeu des pulsions. Le revirement en manie s’explique par l’alliance entre le surmoi et le ça dans la tension qu’ils exercent sur le moi. Le moi a alors le choix entre deux attitudes extrêmes : identification à l’objet rejeté, ce qui le pousse au suicide ; défense contre la tyrannie du surmoi par le revirement en manie.

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Rapporté à notre époque, de multiplication et intensification des normes sociales. Et aux conséquences du déplacement du questionnement « qui suis-je » au « que suis-je » du cogito cartésien, on cerne comment la question du trouble du narcissisme se noue aux enjeux cliniques actuels. Si les troubles ne sont que des variations dans le continuum avec la vie ordinaire, on passe à côté de la psychose. Au contraire, si l’on est attentif à tous ces cas, où il n’y a pas de déclenchement franc, mais un bricolage pour capitonner la fuite du sens, on peut repérer dans la parole du patient ce qui lui donnait une cohésion imaginaire et qui est susceptible d’être atteint.

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(1) Expression de Jacques-Alain Miller lorsqu’il crée le syntagme de « psychose ordinaire ».

(2) Ménard A., « Troubles bipolaire et psychose maniaco-dépressive », Uforca, Ironik, n° 31, p. 2, disponible en ligne.

(3) Miller J.-A., « La Conversation », Variétés de l'humeur, Navarin, 2008, p.74.

(4) Josson J.-M., « Une définition inouïe de l’affect », Quarto, n° 115-116,juillet 2017, p. 85.

(5) Cf. Arce Ross G., « Manie, mélancolie et facteurs blancs », Editions Beauschesne, 2009.

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